dimanche 10 février 2013

Vigie postale Elysée - Lettre n°21
Une décision, fût-elle parfaitement légale, n'est jamais irrévocable
René Bourrigaud - 10/01/2013

René Bourrigaud
Maître de conférences honoraire de l’Université de Nantes
avec  le soutien de la coordination des opposants au projet de nouvel aéroport

                                                                                    à Monsieur le Président de la République
                                                                                       Palais de l’Elysée
                                                                                       55 rue du Faubourg Saint Honoré
                                                                                       75008 PARIS

Copie à Monsieur Frédéric Cuvillier, ministre délégué en charge du Transport

Treffieux, le 10 janvier 2013

Monsieur le Président,

Si la coordination des opposants dans laquelle je ne suis pas personnellement engagé – au moins jusqu’à maintenant – me demande d’intervenir en faveur de l’abandon d’un projet inutile, dangereux, coûteux, plus destructeur que constructeur d’avenir, c’est en raison, je suppose, de mes implications anciennes dans le combat paysan, aux côtés d’hommes que vous avez connus comme Bernard Lambert ou Bernard Thareau, et de mes engagements dans les combats portés par la gauche et le mouvement ouvrier en général. Il me faudrait un peu de place pour vous les présenter ici, c’est pourquoi je préfère joindre à ce courrier une sorte de curriculum vitae qui résume ce parcours.

C’est aussi, selon ce qu’ils m’ont dit, parce que j’ai rédigé un texte qui compare l’affaire de Notre-Dame des Landes à l’affaire Dreyfus, surtout pour montrer qu'une décision, fût-elle parfaitement légale, n'est jamais irrévocable (cf. document en annexe).

Je ne vais pas rependre ici l’argumentaire technique du dossier : il y a beaucoup plus compétent que moi pour le faire. Sachez seulement que c’est en lisant attentivement les argumentaires des deux bords que j’en suis venu à me prononcer clairement et fermement contre ce projet. N’ayant pas de lourdes responsabilités comme vous, j’ai plus de temps pour réfléchir sur des dossiers complexes de ce genre qui doivent parvenir à l’Elysée et à Matignon par centaines.

Ce que je peux faire en revanche, c’est poursuivre une réflexion générale sur la façon dont on peut se représenter l’avenir, car l’idée que nous nous faisons de l’avenir doit être le seul guide de nos décisions collectives en matière d’infrastructures. Mais comme l’avenir est incertain, que la prospective n’est pas une science exacte mais plutôt un exercice risqué, on peut naturellement se tromper. Comme nous sommes progressistes, de gauche, soucieux de promouvoir un monde plus juste, de chercher à assurer le bien-être et le bien-vivre ensemble pour notre société qui s’étend aujourd’hui au monde entier, c’est en fonction de ces objectifs qu’il faut prendre nos décisions qui engagent cet avenir.

Une première question que l’on peut se poser est celle-ci : le développement des transports aériens est-il nécessaire, est-il même compatible avec un avenir meilleur pour notre région, pour notre pays, pour les peuples des autres pays ?

Le passé est rempli de projets que l’on croyait porteur d’avenir et qui se sont effondrés. La France est d’ailleurs une spécialiste en la matière. L’exemple le plus évident et le plus proche de notre sujet est sans doute le Concorde. Un autre projet plus ancien, datant de la fin du XIXe siècle, pour lequel se sont battus d’illustres anciens du socialisme nantais comme Charles Brunellière, un petit armateur qui fut pourtant un ferme soutien du syndicalisme ouvrier et le fondateur du socialisme nantais. Il s’agit du canal latéral de la Loire-maritime, pour permettre aux gros bateaux de remonter la Loire jusqu’à Nantes. Ce projet était perçu comme fondamental pour le développement économique de Nantes. Hélas, ses promoteurs n’avaient pas intégré deux éléments : le développement des chemins de fer qui facilitait grandement les transports terrestres et le glissement des activités du port de Nantes vers l’aval, avec le développement de Saint-Nazaire, de Montoir et de Donges. Ce canal maritime, pourtant très coûteux, s’est réalisé mais n’a fonctionné qu’un temps très bref. Il est devenu un lieu abandonné, un objet d’attraction touristique… et de réflexion possible sur l’intérêt des grands projets.

Pourquoi m’attarder sur cet exemple ? Parce qu’il est, je crois, typique d’un mode de raisonnement linéaire : si on ne prend pas le temps de réfléchir, éventuellement de se remettre en cause, on voit l’avenir dans le prolongement des programmes du passé. L’idée que l’on se faisait de la « croissance » dans les années 1960, c’était le développement quantitatif des transports, et des transports les plus modernes, les plus rapides. Mais où ceci nous mène-t-il ?

Les transports aériens « de proximité » permettent, certes, aux gens qui en ont les moyens, d’aller passer régulièrement des vacances aux Baléares ou en Thaïlande ; aux hommes d’affaires de se rendre auprès de leurs succursales ou de leurs clients à l’étranger, mais les moyens actuels de déplacement sont suffisants et les échanges directs par visio-conférences peuvent éviter bien des déplacements fréquents. Les vrais freins à nos exportations ne sont pas là, mais bien davantage par exemple à notre mauvaise maîtrise de l’anglais et des autres langues étrangères. Un nouvel aéroport va-t-il favoriser la venue de touristes étrangers sur nos côtes et dans nos musées ? Franchement, le succès de nos stations balnéaires n’a pas attendu un aéroport qui apparaîtrait, vu de la Baule, comme enfoncé dans un arrière-pays un peu trop « rural ». Et les grands musées de Nantes seront toujours plus près de la gare SNCF que de Notre-Dame-des-Landes. Venant de Paris – puisque c’est là qu’arrivent et qu’arriveront toujours les étrangers – combien de temps met-on pour aller au musée du Château des Ducs en prenant le TGV et combien en mettrait-on en prenant un avion qui atterrirait à Notre-Dame-des-Landes ? Si l’on compte les déplacements intermédiaires et les temps d’attente, on risque de mettre deux fois plus de temps avec l’avion…

Les transports aériens permettent aussi un transport rapide des denrées périssables. Mais autant on a besoin des produits agricoles venant des pays tropicaux comme le café, le cacao, la banane, les agrumes – qui nous viennent depuis longtemps par bateau – autant on n’a pas besoin des produits qui nous viennent des pays tempérés de l’hémisphère sud. Faut-il, pour être heureux, manger des haricots verts venant d’Afrique du sud ou des cerises à Noël ?

Face à cet ancien modèle de développement fondé sur une croissance linéaire des échanges internationaux et une accélération de leur rapidité, d’autres modèles émergent : plus économes en énergie, plus autocentrés, plus respectueux de l’environnement et de la diversité des cultures. Vous le savez bien puisque j’ai l’impression, en écrivant cela, d’écrire des banalités qui émaillent vos propres discours électoraux. Vous le savez, vous le dites, mais ce n’est pas encore incorporé dans votre « logiciel d’exploitation », celui qui, au fond de chacun, fait agir en dernier ressort.

Bien sûr, il existe des lobbies qui ont intérêt à ce que cet aéroport se fasse : les entreprises de travaux publics qui auront pendant quelques années un gros chantier à réaliser, les sociétés multinationales, les spéculateurs sur les matières premières, toute une élite mondialisée qui saute d’un avion dans l’autre pour un week-end à New York ou une rencontre impromptue à Hong Kong ou Singapour. Il y a aussi ceux qui n’y auront jamais accès, car on ferme nos frontières aux émigrés, on ne veut pas accueillir les pauvres qui cherchent du travail, ceux-là n’ont pas besoin d’un nouvel aéroport.

Inutile de poursuivre. Pour peu qu’on réfléchisse, il est d’une évidence absolue que des pouvoirs publics conscients des contraintes qui s’imposeront de plus en plus à nous dans l’avenir doivent favoriser les transports les moins coûteux en énergie. Construire des bateaux est plus utile et plus durable que construire des avions. Ca tombe bien, car les chantiers navals de Saint-Nazaire seront heureux de recevoir des commandes.

Il faut donc se sortir du bourbier de Notre-Dame-des-Landes. Compte tenu de notre organisation politique et de nos traditions, la décision viendra d’en-haut. En fait, l’impulsion dans un sens nouveau viendra de vous. C’est dommage, mais c’est ainsi. Elle viendra de vous, parce que la pression de la base finira par vous convaincre que la décision la plus sage, c’est d’arrêter les frais sur ce dossier qui va vous coûter trop cher, en termes d’image. Dites-vous bien que les citoyens qui sont convaincus que ce projet est devenu une erreur grossière ne renonceront pas. Les jeunes – parfois au chômage, désabusés, sans avenir – redécouvrent l’intérêt de la lutte collective et reprennent courage et enthousiasme dans la lutte contre ce projet. Ils ne céderont pas. Si vous voulez vraiment passer en force, le conflit va se durcir, et il n’est pas impossible qu’il y ait des victimes. Alors le pays s’embrasera et vous devrez reculer. Mais il sera trop tard pour votre image d’homme de dialogue.

Votre premier ministre, Jean-Marc Ayrault, est un homme remarquable qui a beaucoup fait pour donner une bonne image de sa ville et de notre région. Mais je vais vous rapporter une conversation de café, qui s’est passée dans un café parisien du côté de la gare Saint-Lazare le 7 décembre dernier. Une collègue universitaire parisienne me demandait à brûle-pourpoint: « Mais qu’est-ce qu’il lui prend à JM Ayrault ? Il est en train d’abîmer l’image de sa ville ! » S’il vous plaît, suggérez-le lui, car il ne s’en rend pas compte.
S’il s’entête dans ce projet du passé, il faudra vous séparer de lui et choisir un premier ministre qui annoncera l’abandon du projet. Je lui suggère aussi d’annoncer la mise en place d’une nouvelle commission du dialogue pour réfléchir à la reconversion des crédits publics prévus pour ce projet dans le financement de dizaines de projet plus petits, mais plus utiles à notre bien-être, à notre avenir et à celui de nos enfants.

Monsieur le Président, vous avez reçu ces derniers mois des courriers de vingt personnes vous demandant un entretien. Je  renouvelle donc aujourd’hui  cette demande car il est toujours temps de discuter avec des personnes qui sont devenues, au fil du temps, de vrais spécialistes sur le dossier de Notre Dame des Landes.

Recevez, Monsieur le Président, l’expression de mon profond respect.

René Bourrigaud
---------------------------------------------------------------------------------René Bourrigaud : repères biographiques

Origine :
Né le 2 octobre 1946 de parents agriculteurs à Maumusson (Loire-Atlantique - région d’Ancenis)

Formation :
Etudes secondaires à Ancenis, puis Nantes. Bac scientifique en 1964.
Première série d’études supérieures à l’ESA d’Angers. Ingénieur en agriculture en 1969.
En même temps, militant d’action catholique (JEC  - MRJC) puis militant à l’UNEF et au PSU, fortement impliqué dans le mouvement étudiant de mai 68.
A partir de mai 1969, enseignant pendant deux ans dans un centre de techniciens agricoles.
 Service militaire au camp de Meucon à Vannes, seul appelé dans une compagnie d’engagés revenant du Tchad (tactique du commandement pour éviter l’agitation politique).

Activités professionnelles dans le mouvement syndical agricole de Loire-Atlantique
Libération anticipée en février 1972 et engagement comme animateur salarié de la FDSEA de Loire-Atlantique, par Joseph Chevalier, en remplacement de Médard Lebot qui rejoignait la CANA.
Lors d’une crise interne au syndicalisme agricole de Loire-Atlantique et au départ des militants paysans-travailleurs, notamment de Bernard Deniaud qui était alors secrétaire général de la FDSEA, choix de suivre ceux-ci qui me recrutent en 1974, comme premier animateur salarié de l’association des paysans-travailleurs de L.A.
Au bout de 18 mois, selon une volonté de rotation rapide des responsables, départ de ce poste, mais impossibilité de trouver du travail dans les organisations agricoles.

Reconversion professionnelle
En 1978-79, placé dans une impasse professionnelle qui se prolongera  (travail « alimentaire » dans un GAEC pour assurer les livraisons de lait cru sur Nantes pendant six ans), je décide de reprendre des études à la faculté de droit de Nantes, avec les encouragements de Yannick Guin (proche collaborateur de JM Ayrault).
Avec Yannick Guin, nous fondons ce qui est devenu le Centre d’Histoire du Travail de Nantes dans lequel je travaillerai comme salarié pendant 10 ans (de 1982 à 1992), en favorisant ainsi le rassemblement des archives paysannes aux côtés de celles du mouvement ouvrier.
Ayant le statut de salarié agricole, alors syndiqué à la CFDT, je suis par ailleurs élu conseiller prud’homme à Nantes, fonction judiciaire que j’exercerai pendant 13 ans, de 1979 à 1992.
Titulaire d’un DEA option « Droit social et mouvements sociaux contemporains », je suis recruté comme vacataire chargé de travaux dirigés en Histoire du droit à la faculté de droit de Nantes. Je prépare alors une thèse sur les transformations de l’agriculture et la naissance des premières organisations agricoles au XIXe siècle en Loire-Atlantique.

Carrière universitaire
Après ma soutenance de thèse et ma qualification, je suis recruté à 47 ans comme maître de conférences à la faculté de droit de Nantes, spécialité Histoire du droit. J’ai assuré notamment des enseignements sur l’histoire politique contemporaine, l’histoire du droit de propriété, l’histoire du droit du travail, l’histoire de la protection sociale. Membre du laboratoire associé au CNRS « Droit et changement social » (aujourd’hui, depuis la retraite, membre associé)

Principales publications (seuls les ouvrages sont indiqués)
1980 : « Cheix-en-Retz – les ceps de l’injustice » (1980) (l’histoire d’une lutte foncière marquante dans le Pays-de-Retz) 
1998 : Avec un collectif : « Bernard Lambert, 30 ans de combat paysan ».
1990 : « Lettres nantaises – la correspondance Brunellière-Hamon  (1891-1899) ».
1994 : « Le Développement agricole au 19e siècle en Loire-Atlantique » (thèse abrégée).
1996 : « Interlude – le défi d’un groupe de chômeurs nantais » (l’ouverture d’un restaurant associatif).
2002 : « Paysans de Loire-Atlantique  – 15 itinéraires à travers le siècle ».
2006-2007 : Direction avec F. Sigaut (EHESS) de l’ouvrage « Nous labourons - Actes du colloque techniques de travail de la terre, hier et aujourd’hui, ici et là-bas ».
2010 -  Avec un autre collectif : « La (vache) Nantaise – Histoire et renaissance » (2010).
En préparation : un ouvrage sur l’histoire de la protection sociale agricole en France (à la demande du Comité d’histoire de la Sécurité sociale).

Engagements actuels
Retraité depuis 2007, tout en poursuivant une activité de recherche et de publication,  je suis surtout impliqué dans la sauvegarde et la promotion du patrimoine agricole et rural à travers les musées d’agriculture. Essayant d’agir à tous les niveaux, je suis ainsi :
- président d’une association locale dont le siège est à Treffieux : le Centre international de culture paysanne et rurale (qui a notamment organisé un colloque international sur les techniques de labour en 2006 en liaison avec le Conseil général).
-secrétaire de la Fédération départementale des musées d’agriculture de Loire-Atlantique qui fédère une vingtaine de structures animées le plus souvent par des bénévoles.
- Administrateur de la Fédération nationale (AFMA).
- Secrétaire général de l’Association internationale des Musées d’agriculture (AIMA), organisation affiliée à l’ICOM.

Coordonnées
René Bourrigaud
44170 Treffieux

Fait le 4 janvier 2013


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire